Lorsque j’ai entamé mes études de théologie, dans les dernières décennies du 20e siècle, cette discipline se considérait encore comme une branche essentielle de l’Université. Une sorte de sommet, de récapitulation, d’accomplissement intellectuel. Certes, le caractère ambigu de la théologie — se voyant comme une entité tout à fait scientifique alors qu’elle s’apparente à une tentative rationnelle de la foi, catégorie elle tout à fait subjective — constituait une réelle difficulté. Mais surtout à l’extérieur de la théologie qui, elle, ne semblait guère se remettre en question.
Que ce soit à Strasbourg ou Genève, la figure de Karl Barth dominait, avec ses absolus et sa mise en système dialectique de la réflexion théologique. Plus généralement, l’héritage de la tradition ne se discutait pas puisqu’elle constituait un incontournable de la pensée.
Au même moment émergeaient, ailleurs, les débuts d’une théologie décloisonnée, dans laquelle le sujet pensant et son contexte prenaient une importance jamais atteinte jusque-là. C’est aux États-Unis, où j’étudiais au milieu des années 1980, que j’ai entendu pour la première fois l’expression d’une parole théologique contextualisée : celle des Noirs américains, celle des femmes, celle des pauvres du tiers monde. Ce qui avait été jusque-là le sujet central, absolu, de la théologie — Dieu — devenait un objet relatif, en interaction avec les oppressions économiques, politiques ou de genre. Tout était passé au crible de ce contexte et la figure d’un Dieu tout-puissant s’effritait au profit d’une incarnation en retrait, discrète, tournée davantage vers l’émotionnel que l’intellectuel.
Par ailleurs, une théologie chrétienne plus classique, qui avait vu poindre au tournant du siècle un véritable engouement pour le dialogue entre religions et donc entre représentations théologiques, s’effondra avec les tours du World Trade Center de New York. Un certain monde avait alors définitivement disparu.
Depuis, l’écologie au sens de la sauvegarde de la création (une thématique anticipée vingt ans auparavant par les mouvements œcuméniques) est venue combler le trou béant de la théologie chrétienne, qui voit son territoire rétrécir chaque jour un peu plus sous les coups de boutoir de la sécularisation avancée, en tous les cas dans l’hémisphère nord.
À ce stade, il me semble grand temps de redéfinir les articulations de la théologie chrétienne en tenant compte du contexte dans lequel elle évolue aujourd’hui. Or ce contexte porte en lui à la fois de l’inédit et la répétition d’une situation antérieure : le passage de civilisation.
Un temps de passage
Notre monde est en train de basculer et nous avons le sentiment qu’il s’agit d’un mouvement totalement nouveau dont nous ne connaissons ni les limites ni le contenu précis, puisqu’il se dévoile au fur et à mesure de son avancée. La réalité quotidienne subit une accélération renforcée par la technologie, grisante dans un premier temps, mais le réel nous ramène inlassablement à l’illusion et à la déception.
À cette déception vient s’ajouter un sentiment d’impuissance généralisé face à ce qui est présenté comme une crise planétaire permanente, que ce soit dans les médias, les réseaux sociaux ou les rapports d’experts reconnus. La crise semble aujourd’hui multiple : humaine, économique, politique, sociale, mais aussi et de plus en plus écologique, provoquant une peur sourde, celle du « c’est déjà trop tard », rappelant le récit biblique de la Genèse dans lequel Dieu, par l’intermédiaire de Noé, offre une chance au genre humain de se reprendre, en tous les cas jusqu’à ce que la porte de l’arche se ferme et que tombent les premières gouttes du déluge.
Ce temps que je qualifie de « temps du passage »1, et qui s’est déjà produit dans l’histoire de l’humanité — notamment à la fin de l’empire romain ou au 16e siècle mais surtout en Occident — éclot aujourd’hui mondialement en de multiples domaines :
L’ère géologique actuelle se voit qualifiée d’anthropocène, puisque c’est désormais l’humain qui laisse une empreinte indélébile sur l’ensemble de la planète.
De nombreux terrains scientifiques comme la médecine, le droit, l’éducation, changent drastiquement de méthodologie avec la montée de l’influence de l’intelligence artificielle, qui modifie le rapport au savoir.
Du côté du politique, on assiste à la fin du consensus des « nations unies », né après 1945. Parallèlement, et ceci dans toutes les régions du monde, on observe une montée des populismes, sortes de tyrannies au sens platonicien, entre régimes démocratiques et dictatoriaux.
Les relations entre les genres évoluent elles aussi très vite, en particulier sous la poussée du mouvement « MeToo », sans compter la renaissance des mouvements féministes qui finissent par entamer le pouvoir d’un ordre patriarcal millénaire.
Dans ce contexte plus qu’effrayant parce que disruptif, l’humanité entame aussi un passage inédit allant du religieux au spirituel…
Courte biographie
Isabelle Graesslé, née à Strasbourg en 1959. Études de lettres classiques et de théologie à Genève, Dayton, Strasbourg (doctorat) et Berne (habilitation). Dès 1987, pasteure dans l’Église protestante de Genève, engagée dans la formation d’adultes puis modératrice de la Compagnie des pasteurs (première femme à succéder à Jean Calvin, 2001-2004). Chargée de cours dans les facultés de théologie de Genève, Lausanne et Berne (1987-2004). Directrice du Musée international de la Réforme à Genève, prix du musée 2007 du Conseil de l’Europe (2004-2016). Depuis, pasteure dans l’Église évangélique réformée du canton de Vaud. Auteure de plusieurs livres et d’une centaine d’articles.