Itinéraire d’une théologienne gâtée*

Je suis née à l’ombre d’une cathédrale de grès rose, son unique flèche tendue, depuis les colombages de la ville médiévale, vers un ciel souvent gris. En terre d’Alsace, que l’on dit riche et solide, à l’image de ses habitants, vrais bourrus au grand cœur, les traditions et les religions se mélangent en douceur. L’histoire a tissé là une langue âpre qui hésite entre les deux côtés du Rhin et bâti des villages à deux églises. Ainsi, dans ma famille se sont mêlés un catholicisme original (mon seul ancêtre “ecclésiastique” n’était autre qu’un père missionnaire parti aux Indes avant la Grande Guerre) et un protestantisme quelque peu puritain. Élevée dans la tradition luthérienne, j’avoue, même encore aujourd’hui, n’en rien renier. Ou, pour le dire autrement, cette tradition s’est peu à peu associée à la voie réformée dans laquelle j’ai évolué avec bonheur depuis mon arrivée à Genève il y a plus de trente ans.

Alors que j’entame avec un plaisir inégalé mes études de lettres classiques, des amis proches s’orientent vers la théologie. Je vais donc, de temps à autre, assister à quelques cours et je sens confusément qu’il me faudra bien un jour m’y plonger toute entière. Cela étant, ma formation littéraire reste et restera ma première vocation. Pour le bonheur de l’analyse, véritable mise en route herméneutique ; pour le plaisir de la traduction, superbe dévoilement d’antiques écritures ou encore pour l’émotion d’une parole poétique, accédant par l’alchimie du langage à l’infini des poussières d’étoiles.

A cette croisée des chemins, j’entre au Compagnonnage Saint Michaël, petite communauté d’inspiration luthérienne, partageant, le temps de quelques rencontres hebdomadaires, prières, réflexions et vie liturgique. Je découvre la beauté des vigiles pascales où souffle la force de l’Esprit et, au-delà de l’expérience qui certes produit du sens, j’intègre les notions de sola scriptura dans laquelle la linguiste se love avec plaisir, de sola gratia qui ouvre à toute liberté et de sola fide qui renforce mes exigences. De même l’indépendance de la pensée protestante, sa rigueur et sa droiture prennent alors pour moi valeur emblématique. Je fais désormais volontairement partie d’une tradition vive et stimulante.

Dans la foulée, j’entame mes études de théologie à Genève. Première expérience d’un lieu encore largement influencé par le protestantisme. L’Amérique du Nord sera la deuxième. De retour à Strasbourg, je termine et lettres et théologie pour me voir suggérer une recherche alliant mon goût de l’analyse et le champ homilétique. Ce sera le début de cinq années d’intenses travaux, d’écriture en souffrance et de grandes joies, pour finalement m’entendre, en février 1988, décerner le grade de docteure en théologie.

Entre temps, j’aurai passé une année aux États-Unis, grâce à une bourse du Conseil œcuménique des Églises. Effondrement du mythe américain, découverte d’autres théologies, notamment celle pratiquée par des femmes, d’un autre enseignement, plus libre, plus tonique qu’en Europe, visite de grands espaces, instants mystiques, expérience de l’accueil inconditionnel, bref, l’envers du décor des souris de Disneyworld.

De retour en Europe, année de stage pratique à Mulhouse : six mois avec les pauvres, les nouveaux et les autres, chez Caritas. L’indicible scandale que doit pourtant rejoindre le questionnement théologique. Six mois chez un député où là encore, je lève le voile de la brillance, du discours voire de la vanité pour accéder au dialogue et à la remise en cause. Courant 1987, ma candidature à l’Aumônerie universitaire et au Centre Protestant d’Études de Genève est acceptée et j’entre en fonction en septembre de la même année.

Avec le recul, il s’avère évident que de 1987 à 2004, mes dix-sept années de ministère se sont trouvées marquées par la réflexion théologique, son exigence et ses éblouissements. D’abord, à l’aumônerie universitaire, où je me découvre pasteure d’une communauté composée certes d’étudiant·e·s mais aussi d’enseignant·e·s parfois en demande d’entretiens, de confessions, en attente de réponses autour du sens de la vie. Puis au Centre protestant d’Études, où je me découvre directrice d’un lieu emblématique d’une théologie en dialogue avec d’autres disciplines, d’une théologie peu « orthodoxe » parce qu’ouverte sur le monde. Dans le prolongement du CPE, ce sera la création du Service de Formation d’Adultes et enfin, la modérature, où je me découvre pasteure des pasteurs, maillon d’une chaîne sinon épiscopale du moins symbolique, rappelant inlassablement à mes collègues récalcitrants leur professionnalisme et leur vocation de théologien·n·es).

Cette réflexion théologique se concrétise par la poursuite de mes travaux autour du langage, qui avait constitué le cœur de ma thèse de doctorat – et plus largement sur le passage que notre monde entame alors, confrontant les traditions religieuses à des choix irréversibles et donc terrifiants. Ce sera un long travail sur ma théologie du passage qui aboutit en 2004 à la présentation d’une thèse d’habilitation à la Faculté de Berne, acceptée à l’unanimité, car dans cet environnement alémanique à la fois exigeant et ouvert, mon parcours atypique se trouve enfin reconnu.

Ces années de ministère sont également marquées par un engagement œcuménique fort, régulièrement sollicitée que je suis par les organisations internationales basées à Genève (Conseil œcuménique des Églises, Fédération luthérienne mondiale, Conférence des Églises européennes…) pour participer à des groupes de discussion, de préparations de rencontres, pour visiter d’autres Églises en particulier dans le cadre de la Décennie des Églises solidaires des Femmes (1987-1997). J’y découvrirai que les affinités électives dépassent le cadre des confessions historiques et que le dialogue œcuménique, au-delà des textes et des accords officiels, tient avant tout à la rencontre avec l’autre, proche mais si différent. Sans peur, entre essentiel et accessoire.

Ces années de ministère sont enfin marquées par la figure du renoncement : renoncement à l’enseignement universitaire, après vingt ans de charges de cours diverses ; renoncement à voir les institutions ecclésiales évoluer, du moins rapidement, après un investissement fort dans des travaux pour une solidarité à l’égard des femmes ou des homosexuel·l·es ou dans le cadre d’une réforme institutionnelle plus globale. La question existentielle qui m’anime alors tourne autour du sens de ces renoncements et de l’agir qui s’en suit. Comment articuler une parole de foi après ces remises en question ? Vers quelle figure divine se tourner alors que les représentations anthropomorphiques s’éloignent, se dissolvant dans l’aridité des épreuves de la vie ? Le Dieu caché de Luther ? Le Dieu de l’arche de l’alliance, présent dans l’entre-deux et non dans le matériel ? Le Dieu du tombeau vide au matin de Pâques ? Il me faudra traverser une véritable période de jachère avant d’amorcer des embryons de réponses. Là encore, rien que de très biblique.

De 2004 à 2016, je dirige le Musée international de la Réforme (MIR). Formellement devenue pasteure agrégée au corps pastoral genevois et pour favoriser les intérêts d’un musée privé mais promis à un avenir subventionné, tout cela dans le cadre de la laïcité genevoise, je ne célèbre plus, en tous les cas plus à Genève. Ce seront donc des années d’une spiritualité vécue en tant que simple paroissienne, d’abord au cœur d’une communauté vivante, la paroisse luthérienne anglophone de Genève, puis plus personnelle, cherchant de nouvelles voies au détour de quelques chemins de traverse. La jachère s’apparente à un long délestage pour frôler le vide, nécessaire pour éviter de remplir le manque.

C’est marquée par ce parcours incroyablement riche que j’écris, début 2018, au Responsable des Ressources Humaines de l’Eglise évangélique réformée du canton de Vaud. La suite est connue : remplacement dans la région de Morges à partir du 1er avril, symbolique jour de Pâques et vraie résurrection, et début d’une charge pastorale à Prilly-Jouxtens, dans l’ouest lausannois.

 

*Ce titre fait référence au film de Claude Lelouch « Itinéraire d’un enfant gâté » (1988), magnifique narration d’un parcours exemplaire et flamboyant.